Lettre ouverte de Jacqueline Herremans à propos des contrevérités proférées par M. Le Guay lors de l’émission 28 minutes sur Arte du 17 mars 2021 « L’euthanasie, faut-il légaliser ? »
À l'attention de Madame Elisabeth Quin
Chère Madame,
À la suite de votre émission « 28 minutes » de ce mercredi 17 mars sur le thème « Euthanasie, faut-il la légaliser ? », j'ai reçu de nombreux appels, pas seulement de membres de l’ADMD belge amis aussi entre autres de médecins confrontés à la question de la fin de vie de leurs patients. Ceci incontestablement témoigne de l'intérêt que vous suscitez auprès du public belge. Mais intérêt déçu à la suite de cette émission.
J'ai tenu à la visionner à tête reposée pour me faire une opinion.
D'emblée, j'étais quelque peu étonnée de votre choix des débatteurs. Deux contre un. Certes, ne résumons pas le débat à pro et contra. Ce débat éthique mérite bien plus de nuances. Et pour rappel, ce que nous avons voulu réaliser en Belgique par le vote en 2002 des trois lois fondamentales à ce sujet – droits du patient, soins palliatifs et euthanasie – est la possibilité pour tout un chacun de faire les choix en ce qui concerne sa vie et sa fin de vie. Créer un espace de liberté et de responsabilité.
Ce qui a été particulièrement choquant au-delà de ce déséquilibre sont les paroles sans contradiction du philosophe Damien Le Guay. Ce que l’on attend d’une personne, quelle que soit sa qualité (philosophe, juriste, médecin, etc.), opposée à l’euthanasie voire à sa réglementation est un raisonnement argumenté, étayé et non un inventaire à la Prévert de contrevérités à l'égard de la Belgique, de la loi relative à l'euthanasie et de son application.
Je reprends des extraits du verbatim de ses interventions :
- en Belgique c'est l'exemple même de ce qu'il faut regarder, des dérives absolues. Il suffit de regarder les rapports officiels qui sont faits par des instances de contrôle
- près de 50 % des euthanasies ne sont pas déclarées ;
- dans beaucoup de cas le consentement des malades n'a pas été obtenu clairement distinctement parce qu'ils n'étaient pas en situation ;
ce n'est pas un médecin qui fait ces gestes là ce sont dans beaucoup de cas des infirmières.
Je présume que M. Damien Le Guay fait référence aux rapports bisannuels de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de la loi relative à l’euthanasie, seuls rapports officiels en Belgique. Ces rapports communiqués au Parlement peuvent être consultés sur le site internet dédié à la Commission (www.commissioneuthanasie.be). Cela étant, il est incontestable que M. Damien Le Guay n’a pas pris connaissance de ces rapports.
a) quant aux euthanasies non déclarées
Dans le 9e rapport portant sur les années 2018 – 2019, nous (je suis membre de cette Commission) abordons cette question :
« Comme déjà signalé dans les précédents rapports, la Commission n’a pas la possibilité d’évaluer la proportion du nombre d’euthanasies déclarées par rapport au nombre d’euthanasies réellement pratiquées. Il faut rappeler que seuls les actes ayant intentionnellement mis fin à la vie suite à la demande d’un patient (art. 2 de la loi relative à l’euthanasie) répondent à la définition légale de l’euthanasie. L’utilisation en fin de vie de drogues diverses non létales ou dont la nature létale est douteuse (en particulier les morphiniques), dans le but de combattre la souffrance, n’est donc, par définition, pas une euthanasie, même si elle peut hâter le décès. »
Et nous sommes demandeurs d’une étude qui porterait sur toutes les décisions médicales (pas seulement l’euthanasie mais aussi l’arrêt ou l’omission de traitements, l’administration massive d’opiacés, la sédation terminale) ayant un impact sur la fin de vie à l’instar de ce qui est réalisé tous les 5 ans aux Pays-Bas.
Certes, qui pourrait affirmer que toutes les euthanasies sont déclarées ? Jamais cependant nous n’arriverons à 50 %. La déclaration n’est pas seulement une obligation qui pèse sur les médecins. C’est aussi pour les médecins un moment important de réflexion, de pause entre l’acte d’euthanasie qui est tout sauf banal et le retour à la pratique quotidienne. Par ailleurs, dans l’hypothèse où le médecin ayant pratiqué une euthanasie devrait répondre aux instances judiciaires en cas d’instruction judiciaire, le fait de ne pas avoir rempli cette obligation le mettrait d’emblée dans une situation difficile.
Je pourrais encore longuement argumenter à cet égard. Ce que je peux répondre à M. Le Guay que quand bien même il aurait raison (et il a tort), ce serait déjà bien mieux qu’en France où 100 % des euthanasies clandestines ne sont pas déclarées. Et pour cause : tout doit se pratiquer dans la clandestinité. Ce n’est plus le cas en Belgique grâce à la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie.
b) quant au consentement
Monsieur Le Guay parle de consentement. Erreur. Il confond la situation où le médecin propose un traitement pour lequel il doit recueillir le consentement éclairé de son patient et l'euthanasie. Pour l'euthanasie, celui qui consent ou non est le médecin qui reçoit une demande d’euthanasie. En effet c'est le patient et seulement lui qui peut formuler la demande d'euthanasie et c'est au médecin à consentir ou non. Que je sache tous les médecins qui ont fait les déclarations d'euthanasie auprès de la Commission ont consenti à poser ces gestes.
La demande volontaire, réfléchie, répétée et sans pression extérieure est une des conditions essentielles de la loi, la condition sine qua non. Sans demande, il ne peut être question d’euthanasie au sens de la loi belge. Et c’est notamment au médecin traitant qui reçoit la demande d’euthanasie d’examiner si la demande répond aux exigences de la loi. Dans l’hypothèse où le décès n’est pas prévisible à brève échéance, le caractère volontaire, réfléchi, répété de la demande sera également examiné par un médecin indépendant, psychiatre ou spécialiste de la pathologie concernée.
c) quant au professionnel de la santé autorisé à poser l’acte d’euthanasie
Il est exact que la loi belge prévoit en son art. 3. § 1er. « Le médecin qui pratique une euthanasie ne commet pas d'infraction s'il s'est assuré que »…suivent les conditions essentielles et les conditions de forme et de procédure à respecter. Toutes les déclarations que nous avons à examiner à la Commission ont été établies par les médecins qui ont pratiqué une euthanasie. Le rôle de l’infirmier n’est certes pas négligeable. Il fait partie de l’équipe soignante avec laquelle le médecin aura à s’entretenir de la demande d’euthanasie d’un patient. Et il est fréquent qu’il soit présent le jour de l’euthanasie, parce qu’il veut être là (et que le patient le souhaite également) pour l’accompagner dans ses derniers moments après l’avoir suivi parfois des mois si ce n’est des années. Cela étant, les deux personnes qui prennent la décision sont d’une part le patient et d’autre part le médecin, médecin qui doit assister son patient jusqu’à son dernier souffle.
Trois groupes de contrevérités qui, bien évidemment, ne se retrouvent pas dans les rapports de la Commission, rapports officiels.
Mais ce n'est pas tout. Je reprends les paroles de M. Le Guay : « la loi belge autorise maintenant l’euthanasie pour des personnes qui souffrent, qui sont en souffrance psychique (dépression, etc.), et donc là le collège des psys est vent debout contre cette autorisation-là qui a été donnée par la loi. Et les mineurs aussi. »
Reprenons calmement. Il est exact qu’en 2014, le législateur a étendu la loi relative à l’euthanasie aux mineurs. Avec des conditions plus restrictives que les adultes. Fort heureusement, à ce jour, seuls 4 cas ont été rapportés à la Commission. Je dis heureusement car le problème n’est pas l’euthanasie mais bien celui d’enfants atteints d’une maladie incurable à qui sont volés leurs jeux d’enfants avec leur fratrie, avec leurs compagnons d’école parce qu’ils connaissent hospitalisation après hospitalisation Il est question d’enfants qui ne deviendront jamais adultes mais dont la maturité se développe à pas de loup avec la maladie.
Quid des patients psychiatriques ?
Il faut d’emblée corriger une erreur classique : confusion entre cause et conséquence. Un patient atteint d’un cancer peut éprouver des souffrances psychiques. Un patient atteint de troubles psychiatriques peut éprouver des souffrances physiques. Parlons donc clairement.
Le 9e rapport de la Commission aborde la question des patients souffrant de troubles mentaux et du comportement, distinguant les affections psychiatriques des troubles cognitifs (p. 40 et suivantes). Nul besoin de modifier la loi. Ces demandes doivent en effet être examinées à la lumière des conditions essentielles à savoir : la demande volontaire, réfléchie et répétée d’un patient compétent (jamais un mineur) qui, atteint d’une affection médicale grave et incurable, d’ordre pathologique ou accidentel, fait état de souffrances physiques ou psychiques inapaisables causées par cette affection.
Quel est ce mystérieux « collège des psys » qui « serait vent debout contre cette autorisation » ?
Dans la seule imagination de M. Le Guay.
Certes, M. Le Guay ne peut pas tout connaître et par exemple, ne pas lire la littérature scientifique en langue néerlandaise. Je ne peux résister à reprendre cette référence : « Hoe omgaan met een euthanasieverzoek in psychiatrie binnen het huidig wettelijk kader ? » de la Vlaamse Vereniging voor Psychiatrie (Association flamande de psychiatrie), Traduction libre : « Comment traiter une demande d’euthanasie en psychiatrie dans le cadre de la loi actuelle ».
Mais M. Le Guay peut utilement consulter un texte en français : « Directives déontologiques pour la pratique de l'euthanasie des patients en souffrance psychique à la suite d'une pathologie psychiatrique ». Et devinez quelle est l’instance qui a rédigé ces directives publiées le 27 avril 2019 : l’Ordre des médecins !
Je pourrais certes reprendre les contrevérités formulées par M. Le Guay par le passé. Il est en effet coutumier du fait. Ultracrépidarianisme ? Mauvaise foi ? Je ne me prononcerai pas. Mais en tout cas, il n’est pas possible de laisser ses propos tendancieux sans réponse.
Je me tiens bien entendu à votre disposition pour toute information complémentaire. Si vous désirez proposer un débat entre M. Le Guay et toute personne qui connaît la loi belge relative à l’euthanasie et son application, je suis à votre disposition. Mais je ne tiens pas à m’imposer : je pourrais vous donner une liste de noms de volontaires, médecins, juristes, philosophes, sociologues, témoins de l’euthanasie d’un proche, etc. qui seraient ravis de s’exprimer à ce propos.
Jacqueline Herremans
Avocate au barreau de Bruxelles
Membre du Comité consultatif de bioéthique (B)
Membre de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de la loi relative à l’euthanasie
Présidente de l’ADMD – association pour le droit de mourir dans la dignité (B)